La saga de La Vache qui rit® débute il y a un siècle. Aujourd’hui, c’est le fromage le plus consommé au monde. Retour sur une success story planétaire.
Il était une fois…
L’histoire commence dans le petit village de Chambéria. Entre Lons-Le-Saunier et Bourg-en-Bresse, les paysages de prairies et de forêts sont typiques de ce que l’on nomme dans le Jura « la petite montagne ». On y fabrique du fromage depuis des siècles. Jules Bel, le fondateur de la dynastie Bel, est né en 1842. Ambitieux, il emprunte en 1865 pour s’établir à Orgelet comme maître-affineur. Il installe son négoce dans les caves d’un ancien couvent de capucins. Dès 1868, il met au point un procédé d’affinage des gruyères par mûrissement en cave tiède, avant stabilisation en cave froide, qui permet au fromage de voyager plus longtemps, donc plus loin. Ses affaires prospèrent et Jules prépare dès leur plus jeune âge ses fils Henri et Léon aux exigences de son métier difficile.
En 1897, il leur passe le relais. Ils ont respectivement 27 et 19 ans. La maison devient alors « Bel Frères ». Le duo relocalise l’entreprise à Lons-Le-Saunier en 1898, pour bénéficier du chemin de fer et de la proximité des salines de Montmorot.
Après le retrait d’Henri des affaires quatre ans plus tard, Léon Bel se retrouve seul aux commandes et démontre ses capacités d’entrepreneur ; il développe sa force commerciale en recrutant des représentants placés à la tête de points de vente aux quatre coins de France.
Léon Bel et la Première Guerre
Léon Bel est mobilisé le 7 août 1914. On l’affecte aux escadrons du « Train », le service automobile de l’armée qui assure la logistique et le ravitaillement des bataillons. Pour reconnaître de loin les camions qui livrent leurs unités, les soldats les décorent d’insignes humoristiques. Le lieutenant Lemarchand, en charge du RVF B70 (Ravitaillement Viande Fraîche), commande un dessin au célèbre illustrateur animalier Benjamin Rabier, qui crée un bœuf hilare. Un « poilu » inspiré le baptise« La Wachkyrie », une pique irrévérencieuse à la Walkyrie de Wagner, pierre angulaire de la culture allemande.
La première Vache qui rit®
De retour à Lons en 1919, Léon Bel reprend les rênes de son entreprise, bien décidé à relancer son activité commerciale et s’installe dans un nouvel atelier, rue de l’Aubépin. Clairvoyant, Léon Bel associe son souvenir du souriant ruminant et l’idée d’un nouveau produit, un fromage fondu moderne à la conservation exceptionnelle, grâce à son conditionnement en boîte métallique hermétique.
Il embauche comme directeur technique Emile Graf, importateur de Suisse de la recette du fromage fondu. Le 16 avril 1921, la marque La Vache qui rit® est déposée. La première illustration de la boîte l’est aussi, c’est une vache hilare, représentée en pied, réalisée par la maison publicitaire lyonnaise Ramboz.
De la boîte métallique à la portion
Face au succès rapide de sa nouvelle marque, Léon Bel équipe dès 1924 l’atelier « de l’Aubépin » de machines modernes. Elles permettent d’augmenter la production tout en améliorant la qualité du produit et les conditions de travail des ouvriers.
C’est également l’occasion de mettre au point la couleuse à portions : La Vache qui rit ® se vend désormais en petites portions triangulaires, enveloppées dans un papier d’étain et disposées dans des boîtes en carton. Cette innovation assure une aussi bonne conservation du fromage que la boîte métallique. Dès la première année, il s’en vend 12 000 boîtes par jour !
La naissance d’une image de marque
Léon Bel n’est pas satisfait du visuel représentant sa marque. Il rêve d’une vraie mascotte et démarche plusieurs dessinateurs. Benjamin Rabier, encore lui, se distingue avec une jolie vache espiègle. En 1923, Léon Bel se rend avec ce dessin dans les studios de l’imprimeur lyonnais Vercasson. Avec l’accord de Benjamin Rabier, il charge l’imprimeur de teinter cette tête de vache en rouge et sur les conseils de sa femme, de la parer de boucles d’oreilles en forme de boîte de Vache qui rit®, créant ainsi une image qui se reproduit à l’infini.
En novembre 1923, Léon Bel commande à Vercasson plusieurs milliers de grandes affiches. Dès 1924, il en commandera le double. Une icône est née.
Et Rabier créa La Vache qui rit®
Quand Léon Bel choisit sa vache en 1923 pour illustrer les boîtes de Vache qui rit®, Benjamin Rabier est en pleine gloire. Depuis la fin du XIXe siècle, ce maître du comique animalier publie dans les plus grands illustrés. Son canard Gédéon, né lui aussi en 1923, triomphe et devient le héros de dix-sept albums. Dans un texte publié en 1902, Rabier raconte la genèse de sa vache rieuse :
« Dessiner des bêtes, c’est l’enfance de l’art ; leur donner une expression triste ou joviale, tout est là. Or, si l’on peut dresser un chien à faire le beau, (…), il faut une patience à nulle autre pareille pour le faire rire ou pleurer. Passe encore pour le chien, mais faire rire une vache ! (…) J’avais loué à mon laitier une vache et son veau. J’entrepris de suite le veau, pensant qu’il serait plus sensible, étant plus jeune. Eh bien, pas du tout ! C’est la mère qui s’est mise à rire la première, heureuse de me voir jouer avec son enfant. » A.C
Une nouvelle usine à Lons
L’outil industriel n’est pas en reste. Léon Bel comprend très vite que les installations de l’Aubépin seront bientôt obsolètes. En 1925, il fait construire à Lons toujours, mais boulevard Jules Ferry, une nouvelle usine.Inaugurée en 1926, elle devient une unité de production ultraperformante, avec entrepôts, cartonnerie et bureau de publicité intégré, conçue pour une production de 120 000 boites par jour. Régulièrement modernisée, cette usine est toujours en activité.
La machine est lancée. Elle ne s’arrêtera plus.
De la réclame à la communication
Léon Bel perçoit très vite l’importance de la communication dans le développement de La Vache qui rit®.
Il sera un des premiers à créer un Bureau de la « réclame ». La Vache qui rit® est omniprésente dans la presse comme sur les murs des épiceries. Léon Bel se lance même, en 1931, dans la publicité radiophonique avec la chanson C’est La Vachequi rit ® de Jean Rodor, interprétée par le bien nommé Constantin le Rieur…
Lorsque survient la crise des années 30, et malgré une baisse sérieuse d’activité, la société continue à préparer l’avenir. Léon Bel refuse d’engager une politique d’austérité. Il maintient la notoriété de la marque par un investissement publicitaire soutenu.
La crise des années 30
La société fait face aux difficultés en diversifiant ses activités : Léon Bel élargit la gamme de ses produits, met sur le marché de nouveaux fromages, comme le Babybel ® en 1933 ou La Petite Marmite au Fromage, un bouillon instantané en portions à base de fromage fondu en 1934. À partir de 1934 ses laiteries produisent toute une gamme de fromages, portant fièrement l’image de la Vache Rouge : Edam, Gouda, Mimolette, Saint-Paulin, Gorgonzola… En 1940, l’entreprise acquiert le Groupe des Laiteries de l’Ouest : 6 usines dans la Sarthe et le Maine-et-Loire.
Concurrence et contrefaçons : la rançon du succès
Des concurrents existent sur le marché du fromage fondu, comme Graf et Picon. Mais d’autres fromagers, peu scrupuleux, vont tenter de copier l’image de la vache qui rit en lançant plus de 150 contrefaçons !
La bataille la plus longue et la plus complexe commence en 1926 quand les fromageries Grosjean, aussi installées à Lons, déposent La Vache Sérieuse. A partir des années 50, Grosjean détourne le film « Le congrès du rire » et affirme que « Le rire est le propre de l’homme, le sérieux celui de la vache ». Les hostilités sont lancées ! Elles finiront devant les tribunaux. Grosjean attaque Bel… pour contrefaçon, l’accusant d’avoir lancé une marque au nom trop proche de La Vache sérieuse : La Vache Heureuse. En 1957, Bel contre-attaque, Grosjean est contraint de rebaptiser son fromage « La Vache Grosjean ». Bel a gagné son procès qui reste, après 50 ans, un cas étudié en écoles de commerce.
Robert Fiévet le bâtisseur
Une fois encore, la guerre met un frein au développement de l’entreprise, mais la production continue. En 1941, Robert Fiévet, gendre de Léon Bel, devient Président Directeur Général des Fromageries Bel.
Pendant plus d’un demi-siècle, Robert Fiévet sera à l’origine de l’accélération fulgurante de l’entreprise, multipliant sa production par 40 !
Cela se traduira, en France, par l’extension des usines existantes, la création de centres de recherches – Lons en 1960, Vendôme en 1969 – la mise en place de nouvelles unités de production et, non des moindres, la conquête du marché international.
Une boîte ronde autour du monde
Dès 1929, les Fromageries Bel installent une usine de production à Southampton ainsi qu’une filiale, Bel Cheese Company, s’ouvrant ainsi au marché́ britannique et de l’Europe du nord. Même stratégie et même configuration à partir de 1933 en Belgique, alors métropole du Congo belge, et progressivement dans les autres pays européens.
Après la Seconde Guerre, Robert Fiévet ouvre des filiales et construit des usines sur les 5 continents. Les résultats ne se font pas attendre : dès les années 1960 La Vache qui rit®, Bonbel® et Babybel® apparaissent dans 60 pays. En 1964 Bel sera d’ailleurs récompensé par l’Oscar de l’exportation.
En 1953 une usine ouvre au Danemark pour alimenter différents pays étrangers et particulièrement le Canada qui devient un débouché important.
La Vache qui rit® rencontre aussi le succès aux Etats-Unis. La « Laughing Cow® » se fabrique dans le Kentucky depuis 1970 !
Dès 1974, elle débarque en Afrique via Tanger. L’usine pourvoit des livraisons vers tout le continent et Madagascar.
Dans les années 2000, La Vache qui rit® conquiert l’Orient et l’Asie. Au Vietnam, on en offre volontiers une portion pour souhaiter la bienvenue à un invité. Aux Etats-Unis, on aime La Vache qui rit allégée ou aromatisée aux oignons. En Europe de l’Est, on la préfère aromatisée au paprika.
Seize usines fabriquent La Vache qui rit® dans le monde. La plus grande est à Tanger et la plus petite, de la taille d’un terrain de football, en Côte-d’Ivoire.
Elle fait sa pub
Pour accompagner l’expansion économique d’après-guerre, Robert Fiévet confie le destin publicitaire de la maison à l’agence Chavane, dirigée par le fameux illustrateur Hervé Baille, puis Montfort et TWBA.
En 1950, La Vache qui rit® fait son apparition dans les publicités au cinéma : dans le Cordon Bleu où l’actrice Pauline Carton, célébrité de l’époque, vante les fromages Bel, puis Le Congrès du rire, un dessin animé de Paul Grimaud (Le Roi et l’Oiseau). Elle investit la presse, s’affiche dans les rues, dans le métro et sur les autobus. Elle est présente dans les émissions et jeux radiophoniques (La Vache qui rit® au Paradis des Animaux). Proclamée « Amie des enfants », elle apparait sur la panoplie de l’écolier, protège-cahiers et buvards.
Nouveau look pour une nouvelle ère
En 1955, Robert Fiévet se trouve face à une situation délicate : en dépouillant une enquête périodique auprès des consommateurs, il découvre que sa mascotte n’a plus la cote.
La Vache qui rit® est alors à un tournant de son histoire : elle s’apprête à afficher désormais fièrement une recette à 50 % de matières grasses, plus facile à tartiner.
On lui offre donc un relooking pour l’occasion ! On adoucit ses traits, on émousse ses cornes. Sur l’étiquette, on la place au centre d’un blason doré surmonté de quatre étoiles, signes de qualité. Sur le pourtour de la boîte figure désormais une bande bleue et blanche. Enfin, une languette rouge permet d’ouvrir la portion plus facilement.
Les grandes campagnes de publicité
En 1968, la télévision française autorise la diffusion de films publicitaires. La Vache qui rit® est encore l’une des premières à se lancer.
Emportée par le souffle de liberté de 68, elle retombe rapidement sur ses pattes tant sa communication fait preuve d’adaptation et d’intelligence. La Vache qui rit® se lance dans une campagne inédite, avec le dessinateur Jacques Parnel. Les gourmands étonnés la découvrent en pied : LaVache qui rit® décomplexée porte des jeans Levis, joue de la guitare, part à l’aventure sac au dos,danse en Alsacienne ou en Normande… Elle incarne son époque, ses aspirations et ses antagonismes.
Plus déjantée encore, la campagne suivante invente la communauté des « Vachequiriphiles qui ont la sagesse de se faire une santé en se régalant ».
En 1980, le petit écran explose. La Vache qui rit® s’inspire avec humour de la publicité spectacle avec « le Casting » film imaginé par l’agence TBWA. Calme et généreuse, elle apparait en diva pas comme les autres : La Vache qui rit® décroche haut la main le rôle de « star du fromage » face à une concurrences de vaches recalées car « trop typées » ou « trop banales ».
Dans les années 1990 marquées par la guerre du Golfe, l’ère des paillettes s’achève. On revient à des valeurs plus traditionnelles. Dans les nouveaux films publicitaires, un pilote de chasse tout droit sorti de Top Gun prend par la main un petit garçon fasciné et un père apprend à sa fille les subtilités de la bicyclette . On met en valeur la transmission :le fromage en portions de Léon Bel recense déjà trois générations de consommateurs.
Quand en 2001, le message publicitaire joue sur la notoriété de la marque auprès des consommateurs avec cette question : « Pourquoi la Vache qui rit®, rit ? », l’impact est énorme.
Sur la planète, quelque 2300 petits triangles sont dégustés toutes les trente secondes. Leur recette s’adapte à différentes cultures, différents marchés, mais les fondamentaux de Léon Bel sont toujours là. Le fromage jurassien centenaire est prêt à rencontrer l’avenir.
Fière de ses racines
En 1985, le paysage jurassien fait son retour sur les boîtes de Vache qui rit® ! Présent sur l’étiquette dès 1923, il en avait disparu lors du grand relooking de 1955. Dans cette nouvelle version, La Vache, désormais, rit devant un paysage de montagnes au doux relief et une prairie où serpente une rivière de lait. En 1998, le nouvel arrondi donné au bandeau qui porte la marque donne encore plus de relief à ce décor édénique. En 2007, la rivière de lait, élargie, passe au premier plan.
Depuis 2017, un léger mouvement anime les boucles d’oreilles de la vache et lui confère encore plus de naturel, tandis que prairie et montagnes se parent d’une herbe si réaliste qu’on voudrait la toucher. La rivière disparaît, mais un cartouche proclame la fidélité du fromage à ses racines : « Fabriqué dans le Jura depuis 1921 ».
Axelle Corty